Attentat de la rue de Rennes, Paris, 1986

Mon père va souvent chercher ma mère en fin de journée à la galerie. Pour rentrer chez eux, ils passent par la rue de Rennes. Le 17 septembre 1986, sur leur chemin quotidien, alors qu’ils sont au bout de la rue, une explosion retentit et leur voiture dévie de son chemin. Mon père appuie sur l’accélérateur, il passe la deuxième, la troisième, la quatrième, la cinquième et, en l’espace de quelques secondes, se retrouve en bas de leur immeuble.

Je lis dans Le Quotidien de Paris daté du jour d’après : « Paris. 1986. Mercredi. Rue de Rennes. C’était une image de guerre qui s’offrait dans un Paris dépassé par les attentats. […] Les terroristes ont tenu parole. De la manière la plus cynique, en battant leur plus horrible record. Hier rue de Rennes, à l’heure d’affluence, devant le magasin Tati, à quelques mètres de la Fnac, ils ont de nouveau frappé, pour la quinzième fois depuis 1986, pour la sixième fois en quelques jours. » En une, une photo en noir et blanc de deux hommes, allongés, probablement morts ou grièvement blessés, au milieu des débris. Inscrit sur la manchette en majuscules : RUE DE RENNES, 17 h 23, 6 MORTS, 58 BLESSÉS, et en légende sous la photographie : « Et ça, ce n’est pas la guerre ? »

Arrivé à l’appartement, installé devant la télévision, mon père se demande si tout compte fait c’était une bonne idée d’avoir obtenu les papiers français. Plus de quinze attentats ont eu lieu en mois d’un an à Paris. Mon père est dans tous ses états. Hors de lui en tant que Français, mais surtout en tant qu’homme de gauche, libanais, arabe. Que des hommes se revendiquent des mêmes idéaux que lui et organisent de tels massacres, il ne le supporte pas.

Comme une grande partie des Français, mon père pense que le fautif est Ibrahim Abdallah, le militant communiste libanais, déjà emprisonné à l’époque, pour détention d’armes et de faux papiers.

Après avoir lu des dizaines d’articles à propos du lien entre Ibrahim Abdallah et l’attentat de la rue de Rennes, Wikipédia résume au mieux l’affaire : « Il s’agit du dernier et du plus meurtrier des quatorze attentats revendiqués par le “Comité de solidarité avec les prisonniers politiques arabes et du Proche-Orient”, fomenté par Fouad Ali Saleh pour le compte du Hezbollah libanais avec pour objectif de faire cesser le soutien apporté par la France à l’Irak dans le conflit qui l’oppose à l’Iran et d’obtenir la libération de trois terroristes détenus en France : Anis Naccache (réseau iranien), Georges Ibrahim Abdallah (réseau libanais FARL) et Varadjian Garbidjian (réseau arménien ASALA). Cette période sera nommée “Septembre Noir” et s’achève définitivement avec l’arrestation de Fouad Ali Saleh le 21 mars 1987 par les policiers de la Direction de la surveillance du territoire et la neutralisation de son réseau. »

Au moment de l’attentat de la rue de Rennes, la situation en France s’est tendue. Mitterrand est au pouvoir, Chirac à la tête du gouvernement et le très à droite Charles Pasqua au ministère de l’Intérieur. Pasqua est prêt à tout pour stopper la vague meurtrière qui s’abat sur le pays. En privé, il prononce une phrase qui restera dans les annales : « Il faut terroriser les terroristes. » Pasqua et son ministre délégué à la Sécurité Robert Pandraud attribuent l’attentat aux Fractions armées révolutionnaires libanaises (FARL), une organisation communiste à laquelle Georges Ibrahim Abdallah avait appartenu. Robert Pandraud reconnaîtra ultérieurement : « Je me suis dit qu’au fond mettre en avant la piste Abdallah ne ferait pas de mal, même si ça ne faisait pas de bien. En réalité, nous n’avions alors aucune piste. » L’ensemble de la presse française reprit cette thèse, contribuant à alourdir la condamnation de Georges Ibrahim Abdallah (réclusion à perpétuité). Des années plus tard, le juge antiterroriste Alain Marsaud soulignera dans ses mémoires : « Il est désormais évident qu’Abdallah fut en partie condamné pour ce qu’il n’avait pas fait. »

L’auteur véritable de cette vague meurtrière sera arrêté quelques mois plus tard, il se nomme Fouad Ali Saleh et mon père en fera son obsession.

 

La France se divise. Ma mère a de plus en plus honte d’être arabe. La guerre du Liban offrait déjà une image déplorable des Libanais mais ajouter les attentats sur le territoire français, c’en est trop. Personne en France ne connaît la différence entre un Arabe et un autre, on ne fait aucune différence entre un Jordanien, un Irakien et un Libanais, ils sont mis dans le même panier, même les Iraniens pour une majorité de Français sont des Arabes.

Une amie syrienne qui a l’âge de ma mère m’a raconté qu’à cette époque, alors que le chauffeur d’un taxi lui demandait le prénom de son fils assis à côté d’elle, elle avait répondu Nicolas au lieu de Samy. « Par réflexe », m’avait-elle dit. Elle ne voulait pas entendre de remarque déplacée ou apercevoir un rictus ou une grimace sur le visage de l’homme.

Mon père, lui, n’a jamais autant hurlé qu’il était arabe. Au café, s’il entendait ses voisins de table employer les mots « bougnoule », « raton », « boucaque », il se mettait à parler très fort en arabe. Alors que durant cette période ses amis nomment de plus en plus leurs enfants avec des prénoms français, il dit à ma mère : « Si un jour nous avons un deuxième enfant, on ne lui donnera pas comme à Yala un deuxième prénom français pour faire plaisir à l’administration française, notre enfant aura seulement un prénom libanais. Et le plus beau des prénoms. Pour la fille, je réfléchis encore mais j’aimerais Rawa. Mais si c’est un garçon, ce que je ne souhaite pas, on l’appellera Sabyl. La source. Le chemin. »